vendredi 3 novembre 2006

Toussaint toute l'année

Bon pied, bon œil, Camille glissa furtivement dans l’entrée et descendit l’escalier, tandis que Charlotte, occupée à finir la vaisselle, tournait le dos à la porte. Elle traversa le jardin en prenant garde de ne pas faire crisser les cailloux. La grille n’était pas fermée à clef et se laissa ouvrir sans trop de difficultés. Une fois sur le trottoir, elle avança d’un pas alerte. La voisine ouvrait sa fenêtre, elle se dépêcha: aucune envie de bavarder. Le temps était parfait pour la promenade qu’elle prévoyait, quelle chance! Arrivée au bout de la rue elle se retourna et vit les deux gosses qui couraient en lui faisant de grands signes. Soit. Elle allait avoir de la compagnie. Elle sourit en fouillant ses poches pour vérifier qu’elle avait bien pensé à prendre quelques bonbons.

L’escalier ne lui sembla pas difficile à descendre et Camille eut un sourire en pensant à la respiration haletante qu’aurait sa fille si elle surgissait à cet instant. La pauvre Charlotte vieillissait mal, pensa-t-elle, moqueuse. Et cette manie de la surveiller sans arrêt! Pour l’heure, en tout cas, le jardin était vide, personne ne lui barrait le chemin, elle pourrait aller à son rendez-vous. La grille était poussive mais elle parvint à l’ouvrir et se retrouva dans la rue. Fallait-il prendre sur la droite ou sur la gauche? Elle opta rapidement pour la droite en voyant les rideaux se soulever à la maison d’en face, de sorte qu’elle avait déjà fait quelques pas quand la fillette la rejoignit sur le trottoir et lui dit en lui prenant la main que son frère et elle allaient l’accompagner. Elle accepta en souriant mais elle ne fut pas dupe: ils avaient dû voir qu’elle avait des bonbons.

Pour Camille, l’escalier n’était toujours pas un problème malgré son âge: l’avantage de n’avoir que la peau sur les os, c’est que vos jambes continuent à vous porter, à l’opposé de ce qui se passe quand, comme c’était le cas de Charlotte, on avait pris un kilo par an pendant trente ou quarante ans. Pauvre Charlotte, qui peinait à la suivre malgré ses presque vingt ans de moins. Et en plus, elle croit que je fais la sieste, pensa-t-elle en riant intérieurement. La grille, elle, était un obstacle: il lui fallait tirer de toutes ses forces pour l’ouvrir et elle grinçait atrocement, manifestant clairement qu’elle était dans le camp de sa fille, de la voisine d’en face et des autres, celui des ennemis de la liberté. Une fois dans la rue, Camille éprouva d’abord un violent sentiment de victoire puis les problèmes commencèrent: où donc était ce fichu cimetière et de quel côté fallait-il se diriger? Bien qu’elle eût aimé y aller seule, à ce stade elle n’était pas forcément mécontente de voir les enfants arriver et tels deux petits anges gardiens lui prendre la main et l’emmener voir Jules en l’interrogeant sur lui et leur jeunesse, enchaînant les questions aussi vite que les bonbons.

Personne ne pouvait nier que cet escalier était un peu raide, mais en tenant bien la rampe, elle le descendait sans problème. Dans l’allée du jardin, le sol était irrégulier mais elle avait sa canne. Celle-ci ne lui était en revanche d’aucune utilité pour la grille, dont elle savait qu’elle allait lui résister. D’ailleurs elle avait toujours détesté cette grille, laide, lourde et parfaitement inutile de son point de vue. Ce qu’elle ne se privait pas de lui signifier, au moment où elle la franchissait : pauvre idiote de grille, tu peux toujours couiner et gémir, ce n’est pas moi qui te ferais repeindre. Le trottoir aussi était stupide, pentu et étroit, ne cherchant qu’à la faire tomber, mais c’était un plaisir qu’elle ne lui offrirait pas deux fois. Depuis sa chute, elle avait décidé de le traiter par le mépris et de ne plus marcher qu’au milieu de la rue, la tête haute et sans un regard pour la maison d’en face: qu’elle le passe son coup de téléphone, si elle y tenait, cette vieille toupie! S’il pouvait la voir d’où il était, Jules devait être fier d’elle. Quant à Charlotte, qu’elle la fasse, elle, la sieste, si elle était fatiguée. Camille avait à faire et ce n’était pas sa fille qui l’empêcherait d’aller voir son mari, ni une petite marche à pied qui allait lui faire peur. Et les enfants, si vraiment ils voulaient l’accompagner, eh bien pourquoi pas? Des enfants, ce n’est pas fait pour rester enfermés, une petite balade leur ferait le plus grand bien. Et après tout ils pouvaient bien venir de temps en temps sur la tombe de leur arrière-grand’père, c’était la moindre des choses. Et de leur grand’père aussi, pourquoi pas? Camille trouvait son gendre aussi ennuyeux mort que vivant, mais c’est vrai qu’on n’allait pas passer à côté de la tombe sans jeter un coup d’œil. Les enfants n’auraient qu’à y aller sans elle, c’était à deux pas. S’ils la laissaient tranquille et étaient sages, elle leur donnerait peut-être un bonbon.

A la voir descendre l’escalier, on ne lui donnait certes pas ses quatre-vingt-dix ans et c’était un vrai problème pour sa fille, moins valide et dont elle trompait régulièrement la vigilance malgré la sollicitude des voisins, qui l’alertaient à l’occasion. Une fois dans le jardin, elle avait un peu de mal à s’y reconnaître mais ses yeux étaient rapidement happés par la grille, dont elle savait qu’elle devait la franchir, en espérant n’être pas repérée par les yeux ennemis qu’elle devinait derrière toutes les fenêtres de la rue. Personne n’avait le droit de la tenir éloignée de celui qu’elle aimait depuis toujours. Leur amour avait triomphé de tous les obstacles et le jour où on la ferait céder là dessus n’était pas près d’arriver. C’est ce qu’elle expliquait à ses arrière-petits-enfants quand, une fois dans la rue, elle les voyait surgir derrière elle dans une cavalcade haletante. Les enfants n’étaient pas stupides et bornés comme sa fille, qui semblait ne plus rien comprendre au fur et à mesure qu’elle avançait en âge, ils se rendaient à ses raisons, proposant de l’accompagner. Pendant la promenade, le petit garçon lui donnait gentiment la main en lui rappelant qu’il s’appelait Julien, presque comme son arrière-grand’père, disait-il à chaque fois, comme si elle pouvait l’avoir l’oublié et n’avait pas compris qu’il ne songeait qu’à tenter de l’émouvoir pour lui soutirer un bonbon. La grande fille était gentille aussi bien qu’un peu énervante, à prendre l’air sérieux et à vouloir tout diriger. Une future Charlotte, pensait-elle, ça doit être de famille.

Attention à l’escalier, il ne manquerait plus qu’elle tombe. Dès la dernière marche descendue, toute son énergie se déployait vers la grille, ses envies de liberté décuplaient ses forces et l’idée de se retrouver dehors la galvanisait. Toute sa vie, elle s’était battue, elle n’allait certainement pas rendre les armes aujourd’hui. Sa fille vieillissait mal, il fallait l’admettre. Sa fille devenait une vieille. Au début, cette idée l’avait amusée mais plus maintenant : quand elle lui avait dit que c’était drôle qu’elles soient toutes les deux vieilles, Charlotte n’avait pas ri – preuve qu’elle vieillissait mal, justement. Pauvre Charlotte, eh bien oui, vieille, elle l’était elle aussi, qu’elle le veuille ou non. Alors qu’elle cesse de lui seriner ses inepties sur ce qu’on pouvait ou ne pouvait pas faire à son âge et qu’elle s’occupe de sa vieillesse à elle puisque toutes ces histoires d’âge, de santé, de maladie et de précautions à prendre l’intéressaient tant. Camille, elle, avait l’âge qu’elle voulait et qu’on ne l’embête plus avec ça. Qu’on la laisse avec les enfants, au moins eux, ils comprenaient. Dès qu’elle serait sortie, ils allaient surgir, elle en était sûre. Et ils iraient voir Jules tous les trois. Le petit voleur de bonbons lui ressemblait un peu, il était vif et drôle. La grande fille viendrait aussi, bien que cela ne semble pas l’amuser. Camille voyait bien qu’elle se sentait obligée de surveiller son frère et ne les laisserait pas partir tous les deux. Trop raisonnable, cette gamine.

Doucement dans l’escalier, doucement sur les cailloux, ce qu’il fallait, c’était arriver à la grille et réussir à l’ouvrir. La vieille d’en face devait faire la sieste, c’était le moment. Elle gloussa en pensant à sa cousine, qui la guettait aussi autrefois et l’avait dénoncée: paix à son âme. Doucement, se dit-elle, si je réveille Charlotte, c’en est fini de mon après-midi. Charlotte ressemblait de plus en plus à la mère de Jules, c’était quand même un comble! Cette vieille bique (pardon Jules, je sais, je ne devrais pas), bref, sa belle-mère, puisqu’elle avait bien dû se résigner à le devenir, n’avait jamais pardonné à Charlotte d’avoir été le bébé qui obligeait au mariage: drôle d’idée d’avoir choisi de lui ressembler! Camille gloussa à nouveau en se souvenant de la tête de tout le monde quand ils avaient annoncé la nouvelle. Sa mère avait pleuré de honte, Camille n’en était pas fière mais elle n’était pas non plus arrivée à éprouver le moindre remords: ils s’aimaient, cela devait arriver, comment pouvaient-ils ne pas l’avoir compris, tous? Et puis, quand on voit ce qui se passe maintenant, songea-t-elle, pas de quoi avoir honte parce qu’on vous met une ceinture rose sur la robe blanche, c’est vraiment pas le plus grave. Tiens, les petits qui arrivent, dommage qu’elle ne puisse leur expliquer tout ça. Elle gloussa à nouveau en pensant aux enfants qu’elle croisait autrefois en allant retrouver Jules: elle leur racontait que les grenouilles étaient de sortie et distribuait des bonbons pour qu’ils partent vers la mare et les laissent tranquillement chercher un fourré. Il lui sembla que la grande fille se renfrognait plus encore en la voyant rire, cette gamine était vraiment étrange, rien ne semblait l’amuser. Dommage. Le petit riait de bon cœur, lui. Tout le monde n’est pas doué pour le bonheur, pensa-t-elle, c’est certainement la plus grande injustice ici-bas.

Elle avait descendu l’escalier et franchi la grille, l’avait-elle fait? Oui, c’était bien de là qu’elle venait, même si cette maison lui semblait parfaitement étrangère. Elle ne connaissait pas non plus cette rue qui n’était pas la sienne, qui n’avait rien à voir avec celle de sa jeunesse: où donc devait-elle aller, où était la maison de ses parents? Que lui voulait cette femme, à la fenêtre d’en face? Est-ce qu’ils essayaient encore tous de l’empêcher d’aller le voir ? Et lui, Jules, où pouvait-il bien être à cette heure-ci, pourquoi ne se montrait-il pas? Et ces enfants qui sortaient de la maison d’à côté, pourquoi lui parlaient-ils d’aller fleurir les tombes? Elle se laissa embrasser, perdue, les larmes aux yeux et même le bonbon que le petit garçon lui tendait ne réussit pas à lui arracher un sourire.


Arrivé à la grille, deux pots de chrysanthèmes dans les bras, il jeta un coup d’œil circulaire et vit que, bien sûr, sa sœur était déjà là, en train de s’activer. Pour meubler l’attente (il était en retard!), pour se réchauffer ou parce qu’il le fallait? Un peu de tout cela, sans doute. Elle avait apporté un seau et une éponge en plus de son arrosoir et tentait de donner un coup de propre à la tombe, dégageant la dorure du nom des occupants, gravé sur la pierre. Jules et Camille. «Elle en aura mis du temps à le rejoindre», dit-il en regardant les dates. «Tu te souviens?» Ce n’est pourtant pas l’envie qui lui en manquait, pensa sa sœur, elle en est morte à petit feu et avait déserté depuis longtemps une vie qui ne l’intéressait plus et une famille qu’elle n’était plus capable d’aimer. Son frère ne voyait pas les choses comme cela. «L’ennui est qu’elle voulait le retrouver mais certainement pas en cédant un pouce de ce qui lui restait à prendre! Je n’ai pas le souvenir de l’avoir jamais vue laisser sa part, où que ce soit», enchaîna-t-il avec un petit rire sec en s’asseyant sur la tombe, comme il le faisait à six ans, attendant alors la réprimande pour partir au galop et se faire gronder plus sûrement encore: on ne court pas dans un cimetière. Sa sœur le regarda d’un air choqué, qu’il ignora délibérément, sachant parfaitement qu’il le devait autant à ce qu’il venait de dire qu’à son attitude désinvolte. Pauvre Grand’Mère quand même, pensa-t-il, elle l’avait aimé son Jules. Pauvre Mamie aussi, que sa vieille mère faisait tourner en bourrique et que son impotence réduisait à les expédier à sa recherche à chaque fois qu’elle disparaissait de son champ de vision et que leurs parents étaient au travail. Et eux deux, pauvres gosses, qui devaient cavaler et négocier avec leur arrière-grand’mère sénile. Pauvre Grand’Mère et pauvres gosses? Mais quelle idée stupide! Il regarda sa sœur qui continuait à le fixer d’un air réprobateur et fit mentalement la liste de tout ce qu’il aurait voulu être capable de lui dire sans avoir peur qu’elle le prenne mal: «ça fait si longtemps – tes prérogatives de grande sœur sont prescrites – arrête un peu – souviens-toi s’il te plaît – ces jours-là, on avait le droit de courir dans la rue – bien sûr que Mamie était fatiguée mais le jour où sa mère est morte, elle n’a plus eu besoin de se lever de son fauteuil et crois-tu qu’elle se soit mieux portée? – l’année prochaine, j’apporte des roses rouges à la place du pot de chrysanthème – qui d’entre nous n’a pas rêvé d’être aimé comme ça? – et quand même, on s’amusait bien…» Au lieu de cela, il se releva en époussetant son imperméable, suggéra de passer sur la tombe de leur grand’père, puis demanda: «Mamie va bien au fait? Et les parents? Dis-leur que je vais passer un de ces jours…»
Un de ces jours, mais pas tout de suite, pensa-t-elle, en regardant son frère avec curiosité: bizarre pour un garçon qui répugne tant aux repas de famille d’accepter sans difficulté de sacrifier à la tradition des chrysanthèmes de la Toussaint. Au moment de se séparer, pendant qu’ils s’embrassaient devant la grille du cimetière, il jeta un dernier coup d’œil en direction de la tombe de Jules et Camille et se souvint de cette phrase entendue il ne savait plus où, selon laquelle l’enfance, ce serait Noël tous les jours. Chez nous, c’était plutôt Toussaint toute l’année, pensa-t-il. Cette idée le fit sourire: quand même, c’était bien.

Geneviève Alméras 

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