vendredi 10 février 2006

Les bonnes intentions

Madame Ballut s’inquiétait. Elle voyait de plus en plus souvent une petite invitée passer le jeudi après midi dans la maison d’en face et se demandait bien comment la mamie de Josie s’en sortait avec deux petites filles à surveiller. Non pas qu’elles ne soient pas mignonnes, ces deux gamines, au contraire, et elles semblaient bien s’amuser. Quand les fenêtres étaient ouvertes, on les entendait rire de la rue et quand elles étaient dans le petit jardin qui entourait le pavillon, entre cavalcades et dialogues de poupées, tout le voisinage profitait de leurs voix flûtées et de leurs bruitages divers. Pour sûr, c’était plutôt une bonne chose que Josie ait une petite amie pour jouer, personne n’allait dire le contraire. Mais pour la grand’mère, tout cela devait faire beaucoup d’agitation.
Certes elle était courageuse, la mamie, elle ne s’en plaignait pas, même quand madame Ballut lui posait la question, comme elle le faisait parfois, un matin ou l’autre, chez l’épicier du coin. «Elles ne vous mettent pas trop de bazar?» Mais non, jamais un mot de travers, elle répondait toujours avec un gentil sourire en disant que c’était bon d’avoir de la gaieté dans la maison. Et elle repartait tout doucement, de sa démarche incertaine, avec sa canne et son panier à provisions, ou son filet, en regardant bien le sol. Madame Ballut se tournait alors vers l’épicier d’un air préoccupé, en hochant de la tête avec un soupir et celui-ci disait immanquablement «et pour vous, madame Ballut, ce sera quoi?», coupant court à toute velléité de commentaire sur sa voisine. A croire qu’il n’y avait qu’elle pour se préoccuper du sort de cette pauvre petite et de sa grand’mère. Comment les gens pouvaient-ils être à ce point indifférents?
Elle eut un jour cette conversation avec madame Perrot, qui habitait au bout de leur allée pavillonnaire et dont la fille était en classe avec Josie et son amie du jeudi. Elle voyait régulièrement cette dame passer devant chez elle, aux heures de sortie de classe, donnant une main à son petit garçon et portant de l’autre le cartable de sa fille et parfois celui de Josie, à qui elle rendait son bien quand elles arrivaient devant la maison. Les deux filles se séparaient alors; Josie montait les escaliers du perron en agitant la main en direction de sa camarade; celle-ci, de son côté, prenait la main de son petit frère, qui se trouvait ainsi encadré par sa sœur et sa mère, et le trio continuait son chemin. Une fois ou l’autre, madame Ballut héla Josie juste avant la séparation d’avec son amie, lui disant qu’elle allait lui donner une part de gâteau ou un pot de confitures pour son goûter, espérant ainsi entrer en contact avec la maman qui l’accompagnait. Mais madame Perrot passait son chemin, se contentant d’un rapide sourire et Josie ne s’attardait pas non plus. Elle remerciait poliment, comme à chaque fois et comme, sans nul doute, le ferait sa grand’mère le lendemain ou le surlendemain sur le marché ou chez l’épicier, à la faveur d’une rencontre, puis elle retraversait la rue et rentrait chez elle. Jamais la moindre invitation, jamais la moindre bribe de conversation. En dehors des membres de la famille et de l’employé du gaz, aucun adulte n’avait dû entrer dans la maison de Josie depuis bien longtemps.
C’est complètement par hasard que madame Perrot et madame Ballut se retrouvèrent un jour à la mairie, au service de l’état civil, faisant la queue pour obtenir un document et assises côte à côte sur les sièges de la salle d’attente. Il ne fut pas difficile à madame Ballut d’engager la conversation. Elle parla d’abord du temps qu’il faisait, puis de l’heure qu’il était et de la longueur de la file d’attente, pour arriver au fait qu’elle espérait bien en avoir fini à l’heure de sortie de l’école, bien que pour elle ce ne soit pas très important. A ce stade, elle était certaine d’entendre son interlocutrice rétorquer que pour elle, au contraire, un retard serait fâcheux. Cette remarque permit d’enchaîner sur les deux enfants de madame Perrot, que madame Ballut feignit d’identifier soudainement, et elle n’eut pas de mal à rendre cette dernière plus loquace en lui en faisant compliment. Au moment où elle évoqua Josie, madame Perrot quitta sa réserve, rassurée qu’elle était d’avoir enfin identifié sa voisine de chaise. Elle dit que sa fille aimait bien Josie et que, quant à elle, cette dernière lui semblait bien mignonne, très calme et bien élevée. Quand madame Ballut fit remarquer qu’elle y avait bien du mérite, elle admit qu’elle n’avait jamais vu ses parents et dit que la petite donnait l’impression d’être très autonome. Il lui avait semblé voir une grand’mère soulever le rideau de la fenêtre quand elle rentrait, précisa-t-elle; elle s’était alors dit que l’enfant n’était donc pas seule à la maison. D’ailleurs elle avait bien vu qu’elle n’ouvrait pas la porte avec une clef. Peut-être que les parents rentraient un peu plus tard, ajouta-t-elle. Est-ce que la mère travaillait? Cette question était tout ce que madame Ballut attendait. Elle put expliquer à sa nouvelle amie la situation de Josie, élevée par sa grand’mère et dont on ne voyait que rarement le père à la maison. Elle parla de la grand’mère âgée et fatiguée et quand elle la décrivit, madame Perrot convint qu’en effet, elle l’avait sans doute déjà vue au marché, mais pas chez l’épicier car pour sa part elle allait de l’autre côté de l’avenue, près de la gare, comme pour le pain. Après avoir concédé quelques minutes d’échange sur les mérites respectifs des deux épiciers et l’estimation de la distance entre leurs domiciles et les deux emplacements, puis sur la proximité des boulangers et la qualité de leur pâtisserie, madame Ballut revint au sujet qui lui tenait à cœur: cette pauvre mamie d’en face, pour qui personne ne semblait avoir la moindre compassion et la petite Josie, qu’il lui fallait élever seule la plupart du temps et qui, en plus, invitait ses petites amies à la maison, alourdissant ainsi la tâche de sa grand’mère qui n’avait vraiment pas besoin de cela. Alors qu’il serait tellement plus logique de songer à la soulager en invitant au contraire sa petite-fille de temps à autre, ce qui lui permettrait de se reposer un peu. Sans compter que dans une maison où il y a une mère, ajouta madame Ballut, on est plus rassuré, il y a une surveillance alors que là, il était clair que la pauvre mamie était dépassée ou n’allait pas tarder à l’être. S’il arrivait la moindre chose aux fillettes, ce n’est certainement pas elle qui serait au jardin en quatrième vitesse, madame Ballut était bien placée pour en parler, elle qui voyait tous les jours la grand’mère descendre péniblement son escalier pour aller chercher le pain et le remonter avec plus de peine encore. Alors bien sûr, les connaissant et habitant en face, elle veillait un peu et essayait d’avoir un œil sur les petites. Mais vous savez ce que c’est, ce n’était pas chez elle et ce n’était pas la sienne. Et elle ne pouvait pas savoir ce qui se passait à l’intérieur de la maison.
Madame Perrot opinait et semblait réfléchir à ce que ces informations offraient comme perspectives quant à la vie de cette petite fille du même âge que la sienne, qui ne semblait pas si différente des autres à première vue mais dont il fallait bien admettre qu’elle l’était sans doute. Sa fille à elle n’était jamais allée jouer chez Josie ; de ce fait, elle n’avait jamais tenté de prendre contact avec ses parents. Au fond, c’est vrai qu’elle pourrait inviter la petite. Pourquoi pas, puisque sa fille et elle s’entendaient bien? Et tant mieux si cela soulageait la mamie. Et oui, bien sûr, il valait mieux que ce soit dans ce sens-là que dans l’autre. Les petites étaient encore bien jeunes pour ne pas être surveillées.
De fil en aiguille, tant pour meubler l’attente que parce qu’elles avaient trouvé là un sujet de conversation qui leur convenait à toutes les deux, elles en vinrent à détailler les dangers qui guettaient les enfants sur lesquels aucun adulte ne pointait un œil acéré, en premier lieu desquels la rue, bien sûr. Il y a de plus en plus de voitures, disaient-elles l’une et l’autre, énumérant les portions de rue dans lesquelles les automobiles étaient de plus en plus nombreuses et roulaient bien trop vite. Madame Ballut raconta qu’une fois, elle avait vu arriver la petite amie de Josie avec des patins à roulettes, que les fillettes avaient essayés tour à tour dans le jardin. Mais dans le jardin, ça n’allait pas, expliqua madame Ballut, il y a des cailloux, on ne peut pas espérer y rouler. Elle avait bien cru voir le moment où les deux gamines décideraient d’aller dans la rue, seul endroit possible pour utiliser les patins. Et sur la route, pour sûr, car les trottoirs étaient bien trop étroits et pas assez lisses. Elle s’en était fait du souci ce jour-là, disait-elle, vous pouvez m’en croire. Heureusement, l’après-midi s’était écoulé et les fillettes étaient restées dans le jardin. Mais probablement qu’une fois ou l’autre, elles décideraient d’aller dans la rue, ce serait trop tentant. Et qui pouvait croire que la grand’mère se ferait obéir si elle l’interdisait? Et ce n’est pas elle qui irait courir après les filles, une fois celles-ci dehors… Et après tout, rien ne disait qu’elle leur interdirait de sortir, il n’était pas certain qu’elle évalue le danger correctement et ait vraiment conscience de la circulation croissante, peut-être raisonnait-elle à l’ancienne: il est vrai que lorsqu’elle était jeune, le quartier était moins construit et on y trouvait encore des champs.
La maison aussi était pleine de dangers, renchérit madame Perrot, racontant qu’elle se souvenait que sa fille lui avait raconté, pleine d’admiration, que sa petite amie savait faire les crêpes. Elle en avait été un peu surprise, mais plutôt dans le bon sens. Mais quand elle y pensait maintenant, elle voyait les choses autrement. S’il prenait idée aux fillettes de se mettre à faire de la cuisine sans surveillance, on pouvait tout redouter. Peut-être valait-il mieux, en effet, intervenir avant qu’il ne se produise un drame. Madame Perrot voyait bien qui était la maman de la petite amie de Josie, elle était parfois à la sortie de l’école, où elle récupérait plusieurs enfants, qui ne devaient pas tous être à elle. Elle habitait de l’autre côté de l’école, semblait-il, puisqu’elle la voyait repartir dans l’autre sens. Madame Ballut déplorait de ne l’avoir jamais vue et de ne pas avoir l’occasion de lui parler: la petite venait toujours seule; parfois Josie sortait, partait en direction de l’école et resurgissait un quart d’heure après avec elle. En y réfléchissant, c’était un peu léger de la part de cette maman de laisser sa fille partir seule à cet âge et aller dans une maison dont elle semblait ne rien savoir. Pétrie de l’assurance que lui donnait le sentiment de se voir confier une mission et pleine de bonnes intentions, madame Perrot promit de lui parler et elles se quittèrent sur ces bonnes paroles, mutuellement confortées dans leur certitude de faire partie des rares individus qui, en ce bas monde, savent voir au-delà de leur petite personne.
Les jours suivants, madame Perrot vint à la sortie de l’école avec un peu d’avance: elle avait observé que la maman à qui elle voulait parler était toujours là avant et elle espérait arriver suffisamment tôt pour qu’elles aient le temps de parler un peu. Elle se plaça en face des portes, à l’endroit dont elle savait qu’il lui était habituel, de sorte qu’elles furent forcées de constater que leurs filles se connaissaient, et durent se sourire. Dès le deuxième jour, elles se saluèrent; elle l’aborda en évoquant l’amitié des enfants et elles échangèrent les prénoms de leurs filles. La petite amie de Josie s’appelait Maria. Au début de la semaine suivante, madame Perrot avait avancé ses pions et elles abordaient le sujet de Josie. La maman de Maria eut l’air plutôt surpris des remarques de mise en garde de madame Perrot et répondit que sa fille ne lui avait jamais signalé qu’il y ait le moindre problème chez Josie. Oui, Maria y allait seule et presque tous les jeudis après-midi, les deux petites filles se donnaient rendez-vous à l’école, n’ayant ainsi à faire que le trajet qui leur était familier. De l’école, où elles s’attendaient, elles repartaient chez Josie et sans traîner dans les rues: Maria savait qu’il ne fallait pas. Madame Perrot les aurait elles vues faire un trajet différent ? Non, eh bien, tout allait bien, elles étaient très raisonnables, où était le problème? Quant à la suggestion que les filles pourraient passer l’après-midi chez elle, elle eut l’air de la trouver incongrue et dit que c’était mieux chez Josie, puisqu’elle avait un jardin et que chez elle, avec les enfants qu’elle gardait, l’appartement était déjà bien rempli. Bref, madame Perrot n’eut pas le sentiment d’être comprise.
Simultanément, elle avait lancé une autre offensive et suggéré à sa fille d’inviter Josie pour le jeudi suivant, ce qui fut fait. Josie vint en début d’après-midi, un peu ennuyée de ne pas avoir réussi à faire inviter Maria et de devoir dire à celle-ci qu’elles ne se verraient donc pas cette semaine. La mère de Maria, constatant que sa fille restait à la maison ce jour-là mit bout à bout cette observation et ses conversations avec madame Perrot, dont elle n’avait pas vraiment compris le sens et qui lui laissaient un sentiment de malaise; elle en conclut qu’il y avait sans doute un problème quelque part, bien que ne voyant pas très bien de quoi il pouvait s’agir. Sa fille s’était-elle mal conduite? Comme elle n’avait pas la réponse à cette question et n’aimait pas les complications, elle dit à sa fille qu’elle devrait à présent rester à la maison le jeudi pour l’aider à s’occuper des petits qu’elle gardait et qu’après tout, il était temps qu’elle commence à se rendre utile. C’est donc le lendemain, vendredi, que Josie apprit la nouvelle, alors qu’elle allait sauter au cou de Maria en lui disant à quel point elle lui avait manqué. Maria lui annonça sans aménité qu’elles ne pourraient plus se voir, ajoutant que ce n’était sans doute pas un problème pour Josie, puisqu’elle avait une nouvelle amie du jeudi à présent. L’injustice de l’accusation accabla Josie qui sortit de l’école au plus vite ce soir là, préférant rentrer seule et éviter madame Perrot, dont elle n’avait, la veille, pas plus apprécié le gâteau que les propositions de jeu de société divers et variés, certainement passionnants mais qui lui faisaient peur car elle n’en connaissait aucun. Elle n’avait tenu le coup qu’en rêvant aux crêpes qu’elle et Maria feraient le jeudi suivant dans la cuisine avec sa grand’mère qui leur donnait les indications pas à pas en vérifiant qu’elles n’avaient pas oublié depuis la dernière fois. Allait-elle devoir faire des crêpes seule à présent? Ce serait bien triste. Elle rentra à toute vitesse à la maison et grimpa dans sa chambre après un rapide bonjour à sa mamie, qui s’étonna de la voir passer comme une flèche, sans même prendre le temps de goûter. De sa fenêtre, quelques instants après, Josie vit madame Perrot échanger quelques mots avec madame Ballut et sans savoir pourquoi, elle détesta cela.
Le lendemain, Annie Perrot lui dit que sa mère allait l’inscrire au patronage pour les jeudis suivants et que ce serait une bonne idée si elle venait aussi. En fait, l’expérience du goûter à la maison avait conduit madame Perrot à s’interroger sur les jeudis de sa fille mais également à penser qu’elle ne se voyait pas inviter Josie toutes les semaines. Et d’ailleurs, pourquoi inviterait-elle exclusivement Josie? Inutile d’enfermer sa fille dans une relation de ce type. Mais en y réfléchissant, elle en venait à se dire que, peut-être, sa fille devrait jouer plus souvent avec d’autres enfants. Elle avait eu vent de réunions de patronage à la paroisse et dès qu’elle eut cette idée, elle la trouva excellente: elle allait y inscrire sa fille et convaincre Josie d’y aller également; c’était gratuit, tous les enfants étaient acceptés; ils étaient surveillés par une Sœur qui leur organisait des activités diverses avec l’aide de quelques mamans, dont elle-même pourrait être à l’occasion. L’idée lui parut convenir parfaitement à la situation et, ravie de ce qu’elle considéra être la solution idéale au problème posé par Josie, elle chargea sa fille de convaincre cette dernière. Annie s’exécuta. Elle avança les arguments que lui avait exposés sa mère. Bien évidemment, elle ne lui répéta pas les commentaires qu’elle avait entendus la veille, lors de la conversation entre sa mère et la voisine de Josie. Elle s’était d’ailleurs efforcée de les écouter le moins possible, mal à l’aise de penser que la conversation en question avait lieu sous les fenêtres de l’intéressée. D’un autre côté, elle comprenait que sa mère ait pu trouver bizarre que le lendemain du jeudi passé ensemble, Josie ait semblé l’éviter et il était vrai qu’elle aussi, elle trouvait parfois Josie un peu surprenante, même si elle l’aimait bien. A vrai dire, le comportement de Josie à cet instant même donnait raison à toutes les personnes qui pouvaient la trouver un peu étrange, pensa-t-elle, car elle semblait furieuse qu’on lui suggère d’aller au patronage alors qu’elle ne savait même pas ce que c’était et qu’Annie avait seulement expliqué ce qu’il fallait faire pour s’inscrire.
Furieuse, elle l’était, Josie, et totalement désemparée. Pourquoi avait-elle accepté d’aller chez Annie le jeudi précédent? Depuis, tout allait mal. Dire qu’elle n’avait même pas eu envie d’y aller et qu’elle s’était forcée, ne voyant pas comment refuser. Dès l’instant même de l’invitation, elle avait su que l’après midi n’allait pas lui plaire et qu’il faudrait faire des choses dont elle n’avait pas l’habitude, en plus du fait qu’il avait fallu dire à Maria de ne pas venir et qu’elle avait dû laisser sa grand’mère seule un jeudi alors que d’habitude elle pouvait rester avec elle ce jour-là. Mais comment aurait-elle pu savoir que les catastrophes allaient ensuite se succéder à ce rythme? Maria qui ne pouvait plus venir à la maison, Annie qui lui disait de s’inscrire au patronage, qu’allait-on lui annoncer le lendemain?
Elle ignorait tout du patronage et n’avait rien compris au début d’explication d’Annie, si ce n’est qu’il fallait s’inscrire. Elle n’avait entendu que ce mot, qu’elle connaissait bien. Il voulait dire qu’on allait lui demander des choses sur ses parents, peut-être même lui dirait-on qu’il fallait qu’ils prennent rendez vous, et ça, ce n’était pas possible. Cela faisait un certain temps que Josie avait compris que les activités où l’on devait s’inscrire n’étaient pas pour elle. Si elle y allait, il lui manquerait certainement un papier et elle détestait tous ces gens qui posaient des questions auxquelles il fallait des réponses de grande personne. Et pourquoi irait-elle s’inscrire quelque part le jeudi alors qu’il était si simple d’inviter Maria, avec qui elle passait tant de bons moments? Mamie aussi passait de bons moments avec elles, pourquoi l’en aurait-elle privée? Les dames qui s’occupaient du patronage avaient certainement assez d’enfants pour les distraire, Mamie n’avait qu’elle, éventuellement Maria quand elle venait, Josie trouvait vraiment injuste de la laisser seule alors qu’elle pouvait faire autrement.
Qu’avait-elle bien pu faire de mal pour que tout se mette à aller de travers? Avait-elle gaffé chez madame Perrot? Maria lui avait dit que sa mère n’avait pas voulu répondre quand elle avait demandé pourquoi elle ne devait plus venir et, chose curieuse, elle avait l’air de lui en vouloir quand elle avait dit cela. Qu’avait-elle bien pu faire, quelle était sa faute?
Elle y pensait encore le soir, une fois rentrée à la maison. Elle avait scruté le visage de sa grand’mère, qui lui sembla n’avoir rien d’inhabituel : apparemment, Mamie n’était pour rien dans la succession de catastrophes à laquelle elle était confrontée. A l’heure habituelle, elle descendit mettre la soupe sur le feu sous la direction de sa grand’mère, qui n’y voyait plus assez clair pour distinguer la flamme et utilisait les yeux de sa petite-fille quand elle faisait de la cuisine. Elle mit la table par la même occasion, comme à l’accoutumée, puis remonta dans sa chambre en attendant l’heure du souper et s’installa à sa fenêtre, comme elle le faisait parfois, pour regarder le ciel et les maisons du quartier, que pour la plupart elle surplombait car la leur était assez haute. De là, elle vit madame Ballut qui commençait à fermer ses volets. Elle se dit qu’elle la détestait, sans trop savoir pourquoi. Elle se demanda si elle devrait détester aussi Maria et Annie mais pensa que cela ne lui ferait aucun bien. Est-ce que Maria allait rester sa meilleure amie si elles ne se voyaient plus le jeudi? Pas sûr. Mais à leur âge, pouvait-on vraiment avoir une « meilleure amie », autrement dit une amie sur qui on peut compter? Plus elle y pensait, plus elle se disait qu’en réalité ce n’était pas possible: il suffisait qu’un adulte donne un ordre et on ne pouvait plus compter sur quelque amie que ce soit. Elle décida donc de renoncer à avoir une meilleure amie, voire à l’amitié, en se disant qu’elle attendrait l’âge adulte pour se lier à nouveau. Dans l’immédiat, elle n’aurait plus que des copines, pas des amies: elle ignorait alors qu’à cet instant même, elle venait de prononcer le jugement qui la condamnait à rester toute sa vie la petite fille blessée aux jeudis solitaires.
Tirant les derniers volets, madame Ballut jeta un œil à la maison d’en face. Josie était toujours à sa fenêtre, à rêvasser. Il lui sembla qu’elle regardait dans sa direction, mais elle n’eut pas un sourire, pas un signe de tête. Elle se dit que cette petite était vraiment bizarre et qu’elle avait bien fait de mettre madame Perrot en garde. On n’est jamais trop prudent. Elle en dit deux mots à son mari, qui lisait le journal en attendant la soupe. Il hocha la tête et lui dit qu’elle se faisait trop de mauvais sang et que ce n’était pas leur affaire. Mais on ne se refait pas, répondit-elle, elle s’inquiétait, elle était comme ça et il le savait bien. Il ne le savait que trop, pensa-t-il, tandis qu’elle approchait la louche de son assiette en lui disant qu’attention, la soupe était un peu chaude. Il ne le savait que trop.

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