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vendredi 26 octobre 2012

Litanies

S’il y a bien une chose dont elle se souvient au sujet de cette nuit-là et des suivantes - et des jours aussi, c’est d’avoir répété «reviens» autant de fois que les bébés peuvent avoir dit «encore» à leur mère une fois le mot entendu et compris. Elle se souvient qu’elle disait «reviens reviens reviens reviens…» un nombre de fois qu’à présent elle ne saurait plus indiquer – ça fait si longtemps –, mais elle se souvient que ça durait, ça durait. Qu’elle faisait durer. Que c’était hypnotique. Est-ce qu’elle le faisait pour ça? Pour s’hypnotiser? Et tenter de se faire croire à elle-même que…? Que quoi ? Tout le problème était là. Croire en quoi? Espérer en quoi? Il n’y avait rien à espérer. Mais c’est impossible, de cesser d’espérer. 
C’était surtout le soir, au moment de s’endormir. Elle espérait – elle espérait si fort! – que le matin, elle se réveillerait et que tout serait comme avant. Ou qu’on lui aurait trouvé une solution, juste une solution pour rendre la vie vivable: avoir tout oublié, par exemple, et reprendre le cours d’une autre vie, peut-être une vie où elle ne serait pas elle, ou bien une vie dans laquelle elle n’aimerait personne, ou bien une vie dans laquelle personne n’aimerait personne, personne ne pleurerait personne. Ou encore une vie d’amnésie. Une vie qui ne fabrique pas de souvenirs. Une vie d’instants, mis à côté les uns des autres, qui ne se font pas souffrir. 
Parfois c’était après une fâcherie, ou juste un regard. Elle partait au bout du jardin ou au fond d’un placard, peu importe, elle s’isolait. «C’est trop, c’est trop, trop, trop, trop, trop, trop…». Et ça finissait toujours par «reviens reviens reviens…». Un jour, peut-être? Ou alors oublier. C’était la seule alternative. «Fais que j’oublie!» A qui parlait-elle? Déjà à l’époque, elle n’en savait rien. Alors à présent… Et quand elle y pense… il faut être bien jeune pour rêver de perdre la mémoire: à l’âge qu’elle a maintenant, c’est un souhait qu’elle n’a plus besoin de formuler.

Quand elle y songe... Le plaisir n’était pas plus supportable que la contrariété. Le soleil sur la joue, sa caresse, ou le goût des premières fraises les yeux fermés et elle se surprenait à murmurer «maintenant, maintenant, maintenant, maintenant, maintenant, maintenant…» mais non, il ne se passait rien, rien de plus. Et la fraise semblait moins bonne, et un nuage cachait le soleil.
Parfois c’était dans la rue. Quand il y avait un bout de trottoir assez long et puis une intersection en vue. Elle avançait, ralentissait le pas et pensait «là là là là là là là…» - en espérant qu’elle allait surgir. Et de fait, parfois, c’est tout juste si elle ne se cognait pas dans la personne qui arrivait de l’autre rue et si elle n’avait pas l’illusion, un instant, que…
Mais non.
Jamais. 
Jamais ses litanies n’ont fonctionné.

Il avait fallu apprendre à vivre avec l’absence. Grandir, seule – au milieu des autres. Perdue. Maudire ses souvenirs. Avancer quand même. Avec. Sans.

Et puis commencer à perdre la mémoire, doucement… plus tard, bien plus tard, trop tard pour que ce soit d’une aide quelconque. Trouver là matière à se plaindre, encore. A se sentir plus perdue, encore. Tourner en rond les mains vides.
Mais après tout quelle importance? C'est la fin du chemin et on sait tous où il mène: l'absence - l'absente aussi, peut-être? Qui sait...? L'esprit peine, le cœur fatigue, les yeux ses brouillent.
Tant d'espoir, si longtemps, tant de chagrin, jamais tari... alors là, enfin?

Geneviève Alméras

dimanche 26 août 2012

La maille orpheline

Ça fait 43 ans un mois et cinq jours. Je me souviens de cette nuit-là. Je l’ai passée devant la télévision, en pensant à ma mère. Curieuse conjonction des nombres, le délai correspond grosso modo à l’âge qu’elle aurait eu si elle avait été là, mais elle était décédée depuis près de quatre ans. Moi, j’avais 18 ans depuis moins d’un mois et n’étais pas encore majeure – à l’époque, on ne l’était qu’à 21 ans. 
 «Un petit pas pour l’homme, un bond de géant pour l’humanité» a-t-il dit. Hier, 25 août 2012, le héros a rejoint les étoiles. 
J’ai attendu en tricotant, jusqu’à quatre heures du matin. J’avais préparé suffisamment de laine pour me faire un petit pull à manches courtes – c’est ma mère qui m’a appris à tricoter, je continuais, en mémoire d’elle. Quatre ans, je me disais, quatre ans seulement et le monde a tellement changé, comment est-ce possible? Nos grands-parents nous disaient: la lune, si ça continue comme ça, vos enfants iront y passer les vacances… 
Le pull était bleu électrique, avec une rayure jaune en bas, qui a été vite terminée. Le bleu montait vite, le modèle était uni, en jersey: pas besoin de regarder, c'était parfait pour surveiller la télévision. Et puis j’avais mon idée, et un reste de laine jaune pour le moment décisif. Je l'ai saisi à l’instant précis où Neil Armstrong a posé le pied sur la lune et j'ai tricoté une maille lunaire au milieu du bleu: ma manière à moi de capturer ce petit bout d’histoire de l’humanité. 
La maille jaune s’est trouvée être sur le devant, en haut, au niveau de l’épaule gauche, on la voyait à peine et je crois bien que personne ne l’a jamais remarquée. C’est vrai que ça valait peut-être mieux: en y repensant, toute seule au milieu du bleu, elle avait l’air un peu ridicule, ma petite maille orpheline… 
Un grand pas pour l’homme, une petite maille sur mon pull.

Geneviève Alméras 

Hommage - tout à fait personnel

vendredi 30 avril 2010

Dans cette ville qui ne peut pas sombrer, tout est à recommencer*

Elle n'est pas leur mère et ce n'est pas la guerre. Les enfants ne dorment pas dans une roulotte mais sous une tente. Pour sauver leur vie, ce n’est pas les routes de l’Europe du XVIIème siècle qu’elle arpente mais les chemins défoncés et encombrés qui mènent à ce qui reste de la capitale de son pays dévasté. Les décombres qui l’entourent ne doivent rien à la folie des hommes qui, pour une fois, ne sont pas les coupables – pour autant elle n’a pas cessé de remercier Dieu tous les jours. Et de lui demander de lui donner la force de ne pas sombrer, le courage de continuer à vivre, pour elle et pour les autres. Le nom de Berthold Brecht ne lui dirait peut-être rien si on le lui soufflait, ni celui d’Anna Fierling et il est vrai qu’à presque quatre siècles et huit mille kilomètres d’intervalle, leurs histoires sont différentes. Il n’empêche: journée de la femme ou pas, Mère Courage, c’est un nom qui lui va bien. Elle vit en Haïti et elle est directrice de crèche – le nom que dans ce pays on donne aux orphelinats, ou plutôt aux maisons de la dernière chance où des parents qui ne sont pas morts mais démunis de tout peuvent amener leurs enfants, et les laisser. 


dimanche 31 janvier 2010

Répliques

Mardi a été une journée difficile – tout au moins est-ce ce que j’ai pensé toute la journée: je n’en peux plus, j’ai trop de travail, je suis claquée, tout cela me fatigue, il faut que ça s’arrête. 
Le soir, je suis rentrée tard et à pied – le bus n’arrivait pas. J’étais fourbue. On a dîné d’une soupe préparée la veille et j’ai décidé de me coucher tôt. J’ai laissé en plan deux enveloppes de factures et à peine regardé mon courrier électronique, mes yeux se fermaient. Un clic cependant m’a arraché un sourire: un lien vers une chronique de Lyonel Trouillot qui, d’Haïti, commence par cette phrase: «en quoi cela peut-il intéresser les Français?» 

Avec une telle introduction, comment ne pas lire la suite? La chronique, publiée sur le site de Libération, s’étale sur une semaine. Le premier post date du 2 janvier, un samedi. On est le 12, il a dix jours. Dans deux jours, le 14, s’ouvrira le festival du livre, avec une quarantaine d’écrivains. Lyonel Trouillot a seulement pris un peu d’avance, avec Dany Laferrière. D’autres arriveront sous peu. 
Je continue à lire et j’apprends qu’en Haïti, le deuxième jour de l’année est le jour des aïeux. Chez moi, c’est l’anniversaire de ma fille. Je trouve joli de penser que sous d’autres cieux, cette fête coïncide avec la célébration de nos ascendants. 
Le 3, Trouillot parle de Préval, le président qui a succédé à Aristide, le prêtre, lui-même successeur de Duvalier, le dictateur; le 4, il évoque un frère en écriture et un livre; le jour suivant, quelques mots sur l’organisation du festival et une question sur le sentiment d’insécurité qui règne sur Port-au-Prince: «Le jour n’est peut-être pas loin où, pour aller acheter son pain, on jugera nécessaire de porter une armure. Port-au-Prince n’est pas plus marqué par l’insécurité que d’autres grandes villes.» Et puis ce sont les inégalités sociales, le lancement du festival, l’université, qui est fermée… Sa chronique se termine le vendredi suivant: «Le jour se lève à peine. Je relis ma semaine d’écrivain haïtien. Ecrivain, qu’est-ce que j’en sais? Haïtien, certainement. J’ai envoyé ce projet de texte à quelqu’un qui vit en France et que j’aime beaucoup. La réponse: pas sûr que cela intéresse le lecteur français dans le froid de janvier. Qu’est-ce que j’y peux?» 
Je ne sais pas pourquoi l’idée que moi, ça m’a intéressée et que je ne suis pas la seule puisque la chronique a été publiée, cette idée me fait sourire. Un petit plaisir avant d’aller se coucher… 

Le mercredi, mon réveil sonne à six heures et la radio s’enclenche, ce qui est supposé m’aider à m’éveiller mais ne fonctionne pas toujours : il arrive que la voix du journaliste me berce et que je me rendorme. 
Ce matin-là, ce n’est pas le cas, bien que mon cerveau soit aussi embrumé que d’habitude, voire plus. La voix se fraye un chemin jusqu’à mes neurones sans la moindre douceur: un terrible séisme s’est produit cette nuit à Haïti; de nombreux bâtiments se sont effondrés, il y a des centaines de morts et sans doute des milliers de blessés, dont certains sous les décombres
Je sursaute et m’assieds sur mon lit; ce n’est pas à Lyonel Trouillot et à son festival qui n’aura pas lieu que je pense. Je pense à tous les enfants des orphelinats d’Haïti, les enfants des crèches, comme on dit là-bas; je pense à leurs parents haïtiens et aux parents français de certains d’entre eux, ceux qu’on a déjà apparentés et qui les attendent depuis des mois; je pense aux parents qui sont sur place en ce moment car enfin ils sont partis chercher leur enfant; je pense à ceux qui sont sur le point de partir, à ceux qui viennent à peine de recevoir une photo, à ceux qui étaient sur le point d’envoyer leur dossier. 
On ne sait rien, dit le journaliste, les communications sont interrompues
Je branche mon ordinateur et passe sous la douche. Internet est un miracle permanent – sans courant, sans liaison téléphonique, ça peut fonctionner? Je ne cherche pas à comprendre. Sur les listes de discussions des parents adoptifs, un message a été posté à minuit et quatre minutes, transmettant la dépêche de l’AFP. 
Un puissant tremblement de terre de magnitude 7 a frappé mardi l'ouest d'Haïti dans la région de la capitale Port-au-Prince et une alerte au tsunami a été émise (…) la secousse a duré plus d'une minute, allant jusqu'à faire sauter les véhicules en pleine rue. De nombreuses personnes se sont retrouvées dans les rues après la secousse (…). 
L'épicentre du séisme, qui s'est produit à 16h53, se trouvait à 22 km à l'ouest de Port-au-Prince, selon l'USGS, qui avait dans un premier temps fait état d'une secousse de 7,3. Une réplique de magnitude 5,9 a été enregistrée près d'une heure plus tard. 
Pour mesurer la puissance d'un séisme, l'USGS utilise la «magnitude de moment» (Mw). Sur cette échelle ouverte, un séisme atteignant une magnitude d'au moins 6 est considéré comme fort. (…) 
A Pétionville, banlieue proche de la capitale, un hôpital s’est effondré (…)
Les messages des cinq minutes suivantes portent sur des sujets différents, ils poursuivent les conversations précédentes et ont sans doute été postés en même temps que celui qui annonce le séisme. Et puis ça y est, tout le monde a lu, les messages du reste de la nuit ne parlent plus que de cela: et les enfants? 
Peu avant une heure du matin, un père dit avoir tenté d’appeler l’ambassade, mais rien, pas de réponse – et en France, un répondeur, évidemment. A 8h36, un message arrive, d’une des crèches, en anglais. Je traduis rapidement, dit la messagère: tout est ok, ils sont vivants! 
Ma fille est dans une autre crèche, enchaine une adoptante, je n’arrive pas à avoir des nouvelles, quelqu’un en a-t-il? 
Laquelle, lui demande-t-on? Précise. As-tu posté sur telle ou telle autre liste? Je crois que quelqu’un a donné des nouvelles… Je suis de tout cœur avec toi. 

Je ferme, je dois y aller – mais je sais que toute la journée, ce sont ces messages-là qui vont s’échanger, que ceux et celles qui le peuvent passeront leur journée sur internet et au téléphone, que déjà certaines réfléchissent à la manière d’agir – mais que faire? – que des images vont passer en boucle sur les télévisions et les écrans d’ordinateur du monde entier, que les larmes que les Haïtiens ne verseront pas se répandront sur les claviers. 
A midi, j’accède à un appareil, je clique. Difficile de faire le point, il y a tellement de messages. Les crèches qui ont subi peu de dégâts se sont signalées, ce qui provoque des oufs de soulagement. Dans l’une on parle de bébés blessés – ceux qui sont sains et saufs ne le doivent qu’à leurs jambes, seul le ciel ne leur est pas tombé sur la tête. L’adresse d’une cellule de crise circule, on peut envoyer ses coordonnées au ministère et indiquer celles de son enfant – on sera tenu au courant. 
Un hôtel de luxe s’est effondré, le palais présidentiel aussi, Préval n’a plus de toit: les phénomènes naturels ont ce mérite, ils ne pratiquent pas la discrimination. 
L’après-midi apporte son lot de nouvelles supplémentaires, que je lis dans la soirée – je suis aussi fatiguée que la veille, mais quel sens cela aurait-il de prétendre avoir eu une journée difficile dans ce pays? 
Encore une fois, nous dinons tard, et vite. Ma fille me voit soucieuse, je lui parle de ce qui se vit là-bas et elle compatit – elle connaît des enfants qui viennent d’Haïti et sait qu’il s’agit d’un pays pauvre. Comme d’habitude, elle me raconte sa journée puis s’enferme dans sa chambre avec le téléphone. Et moi, je retourne à mon ordinateur. 

Pétionville a été relativement épargné, contrairement à ce que la première dépêche laissait supposer – un soulagement pour certains. D’autres ont la carte d’Haïti sous les yeux, ils fournissent des précisions géographiques. Les deux mères parties chercher leur enfant sont vivantes, elles ont envoyé un message, l’une d’elles est à l’abri à l’ambassade. Leurs prénoms sont indiqués, je ne les connais pas. Une adoptante a ouvert un blog, elle recense toute l’information disponible, son adresse url circule dans les messages. Je vais jeter un coup d’œil et me demande où je suis quand je tombe sur un paragraphe dans lequel elle exprime son mécontentement: ses articles seraient repris et copiés sans qu’on la cite, elle menace de fermer son blog – je me dis que la journée a été dure pour tout le monde… 
Sur google actualités aussi, c’est le déferlement. J’apprends que le dernier séisme s’est produit il y a plus de 150 ans. Que celui-ci était prévu, même si on n’en connaissait pas la date précise, aux dires de certains scientifiques, qu’il était inévitable – inéluctable, est-il écrit. Comme le sont les répliques qui ne vont pas manquer de survenir… 
Répliques ou non, combien de temps les survivants peuvent-ils espérer survivre encore? Car il ne s’agira pas seulement de dormir à la belle étoile dans un champ de ruines, il va à présent s’agir d’échapper à la dysenterie et aux épidémies dans un pays où toutes les canalisations ont été démolies, où les cadavres vont rapidement s’entasser, où plus rien de ce qui fonctionnait auparavant si mal ne fonctionne plus du tout à présent… Qui aujourd’hui peut prétendre être à l’abri au-delà du temps nécessaire pour prononcer la phrase? 

Un jour suit l’autre et c’est la même chose. Les kiosques sont envahis d’images apocalyptiques et les radios donnent la parole à leurs envoyés spéciaux, arrivés à destination. 
L’aide se met en place. Les Etats et les ONG envoient des troupes. Les appels aux dons démarrent, relayés par les radios et les listes de discussion, qui fournissent les adresses de petites associations en train de se monter pour la circonstance. 
Puis viennent les reportages et les parents adoptifs en sont – ils y tiennent, ils ont fait ce qu’il fallait pour; certains ont ce fol espoir d’une accélération des procédures qui mettrait les enfants à l’abri et un terme à leur attente, ils parlent de mettre une pétition en ligne. D’autres s’inquiètent du contraire: tout va être arrêté pendant des mois, toutes les démarches vont se heurter à un mur, plus rien ne va fonctionner. Je n’ai pas le temps de regarder mais je lis les commentaires de ceux qui ont vu, de ceux qui connaissent la personne ou qui connaissent quelqu’un qui connaît… 
La presse écrite aussi fourmille de récits, les média se sont emparés du sujet de l’adoption. Un père était dans l’avion qui allait atterrir au moment même du séisme et n’a pu le faire: il allait chercher son fils, se préparait à la rencontre imminente et puis – rien, l’avion a été dérouté, il est à Pointe-à-Pitre. Un couple était, lui, sur le point de repartir avec l’enfant, ils sortaient de l’hôtel quand tout s’est effondré autour d’eux. Quelle histoire cet enfant se racontera-t-il plus tard (si «plus tard» existe un jour): j’ai mis le pied sur la route qui menait à l’avion et mon pays a volé en éclats… 
Un message raconte qu’à la télévision, un couple a été interviewé; il a été question des démarches et de l’attente, que l’avant-veille encore les futurs parents auraient qualifiée d’insupportable: aujourd’hui ils n’ont plus de mots. 

Ce soir, je rentre à nouveau un peu tard. Ma fille m’ouvre la porte en disant «maman, c’est affreux, j’ai regardé les informations, je n’avais pas compris quand tu m’en as parlé hier; ce soir j’ai vu un reportage à la télé, sur Haïti, jamais je n’aurais pu imaginer ça…» Comme je me tais – que dire?, elle ajoute «je suis certaine que tu y as pensé toute la journée.» 
Elle me laisse le temps d’allumer mon ordinateur et de revenir à la cuisine, où j’ai posé un paquet. L’instant d’après, elle est là à nouveau et dit «heureusement, moi je suis ici, je suis bien contente.» 
Je suis en train de disposer dans un récipient les nems que j’ai pris au restaurant chinois en passant, parce que je n’ai pas le temps de faire à dîner et que je sais qu’elle aime bien ça. Je lève les yeux vers elle. Elle a pris sa douche et s’est mise en pyjama. Je me demande si elle a terminé ses devoirs, mais avant, 
«Chérie, toi tu ne viens pas d’Haïti…» 
«Ca fait rien», elle dit, «c’est mieux quand même et je suis bien contente.» 

Geneviève Alméras

Voir l'article Les mots au secours du réel 

jeudi 4 septembre 2008

Les cinq à six de la marquise

La marquise sortit à cinq heures.
Comme d’habitude.
Cet horaire laisse aux écoliers trente minutes pour rentrer chez eux et c’est parfait. Le circuit est toujours le même : la rue piétonne, le square, l’avenue, puis le rond-point. Au carrefour, la marquise fait signe, d’un léger tressautement, qu’elle veut traverser. On la suit. Et c’est là, au centre du rond-point, que la marquise se soulage enfin, indifférente au flux des voitures. Il faut dire que l’horaire est bien choisi: la circulation n’est pas trop dense, ce n’est pas encore l’heure de fermeture des bureaux. Du coup les voitures roulent à une vitesse raisonnable et personne ne s’attarde à observer la silhouette qui, penchée vers le sol, saisit d’une main gantée de plastique noir une petite chose tiède et molle, retient un léger haut-le-cœur puis, d’un tour de poignet, retourne le sac sur son contenu, en même temps qu’elle se résigne, ce jour encore, à trimballer son colis sur les cent mètres suivants, dans l’attente de la première poubelle.
Ce jour-là comme d’habitude, la marquise sortit à cinq heures, fit ce qu’elle avait à faire, et ramena sa maîtresse à la maison à six heures.

Geneviève Alméras 
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