vendredi 9 février 2007

Ventre à l'air


Le poste grésille et elle croit comprendre que les poissons vont recevoir une bonne nouvelle – mais peut-être s’agit-il des béliers. Quand le mot gémeaux parvient à son cerveau embrumé, elle dresse l’oreille et entend la voix dire qu’elle risque de ne pas être très disponible aujourd’hui, en tout cas mal réveillée – à croire qu’il y a une caméra cachée dans sa chambre. «Vous aimeriez plutôt rester dans votre coin et faire le tri dans vos pensées, continue l’augure. Attendez-vous à avoir des idées un peu obsédantes que vous essayerez vainement de chasser de votre esprit. C'est un peu comme si de vieilles histoires du passé remontaient à la surface pour que vous puissiez vous en défaire...» – et soudain il est question du signe suivant.
Absurde, pense-t-elle, soulevant péniblement le haut du corps pour tendre le bras, tourner le bouton et changer de fréquence. L’image de la valise ouverte danse encore devant ses yeux. La musique de la station suivante lui semble criarde et insupportable, elle choisit de s’arrêter sur une voix. Une femme, qui parle de la condition féminine sur l’ensemble de la planète, à grand renfort de chiffres. Elle croit comprendre que le Parlement le plus proche de la parité est celui du Rwanda – ou bien est-ce la Suède? La sorcière a raison, elle n’est vraiment pas réveillée. Elle voudrait pouvoir éteindre et se rendormir, se nicher dans la chaleur de la couette, caler le traversin contre son ventre et se laisser plonger. Mais dès qu’elle ferme les yeux, les images reviennent et avec elles cette douleur sourde. L’odeur de café la rassure sur le fait qu’elle a bien pensé à régler le percolateur la veille, mais elle constate que la pensée de se servir une tasse de liquide bouillant ne lui procure aucun plaisir ni ne lui donne le moindre courage pour se lever. La douche, peut-être?

L’eau tiède coule sur son corps et emplit doucement le fond de la baignoire d’une écume opaque; plaquée au mur, les épaules collées au carrelage, elle se rend compte qu’elle n’en sent plus la fraîcheur et que l’eau arrive à ses chevilles, il est temps d’en finir. Sans même avoir fermé les yeux cette fois, elle revoit la valise inondée et les affaires qui flottent à l’intérieur. En plus il en manque la moitié. Son sac à main a disparu et elle n’est couverte que d’une chemise d’homme sur laquelle elle tire désespérément pour qu’on ne voie pas ses cuisses et qui la laisse dépoitraillée. Qu’est-ce que ce rêve peut bien vouloir dire? Ridicule. Elle saisit le pommeau de la douche et dirige l’eau vers son visage, espérant s’éclaircir le teint et si possible les idées.
Ses ablutions terminées, elle s’habille immédiatement puis veut se servir un café. Prise d’une nausée à l’approche du mug, elle doit le reposer aussitôt. Il ne manquerait plus que ça. Au dessus du liquide fumant, une farandole de petits cœurs roses et blancs à peine immergés lui semble barboter mollement et sans joie. Ah non, pas ça. Elle décide de repousser à plus tard la question de l’origine du malaise, puis se demande si casser la tasse lui procurerait un soulagement et si un thé passerait mieux.
La vaisselle de la veille est entassée dans l’évier plein d’un liquide stagnant à la composition improbable où flottent quelques arêtes qui ont échappé à la poubelle. Elle lève le bouchon pour vider l’eau sale en même temps que le café, qui dessine d’éphémères volutes brunes aux traces écœurantes. Ouvrant le robinet d’une main elle envoie une giclée de liquide vaisselle de l’autre. Une ligne rougeâtre encercle le bac, délimitant avec précision la hauteur du trempage de la nuit, résidu de ketchup et dernier vestige du dîner de la veille et de ses amours perdues. Il aura suffi de quelques mots et les plus importants n’ont pas été prononcés, est-ce que c’est toujours comme ça? Elle rince rapidement les deux assiettes en se demandant laquelle a été la sienne et se dit qu’elle jettera l’éponge dès qu’elle aura fini de tout nettoyer. Les assiettes aussi, peut-être. D’ailleurs si elle pouvait tout jeter de ces deux dernières années, elle le ferait. Tout passer dans l’évier. Ou la poubelle. Ou les toilettes. Tout gerber. Un bon coup et en finir.
À la radio, le débat se poursuit et si à présent elle a compris que dans quelques jours ce sera la journée de la femme, elle n’a en revanche pas la moindre idée de l’heure qu’il est. C’est ridicule d’avoir changé de station, un coup à se mettre en retard, elle n’a aucun repère sur celle-ci. Un regard au réveil-radio lui confirme qu’elle n’a plus le temps de faire du thé. Tant pis, de toute manière, elle n’a envie de rien. Peut-être qu’en prenant l’air elle se sentira mieux.

Il pleut à verse et le sol défoncé par endroits oblige à marcher entre les flaques. Elle s’accroche à la lanière de son sac à main, chassant la vision de son contenu répandu sur le sol, de ses affaires éparses et trempées et d’elle qui se penche pour les ramasser et bascule finalement dans une flaque d’eau noire et poisseuse d’où elle ne peut s’extirper. L’image de la valise ne la quitte pas, celle de l’après-dîner, la vraie, jetée sur le lit, bourrée d’affaires mises en vrac, puis sur le palier, fermée et tendue à craquer, combien pouvait-elle peser, comment a-t-il réussi à l’emporter? Ou celle du cauchemar, éventrée, à demi-vidée, souillée, flottant sur une eau incertaine et la laissant démunie, plus qu’à moitié nue et vidée de sa substance.
Le bus passe au moment même où elle arrive à la station. Il est déjà plein, ce qui n’empêche pas les gens de forcer la montée, poussant de toutes leurs forces les passagers précédents et les exhortant à avancer vers le fond. N’imaginant même pas de tenter sa chance, elle décide de s’asseoir et d’attendre le suivant. Fatiguée. Elle est fatiguée. Fatiguée et nauséeuse. Tous ces gens. Ces odeurs. Ces flaques huileuses. Le bus démarre, dos écrasés contre les vitres des portières, sacs tordus, corps entassés, odeurs enchevêtrées, dans un désordre qui n’a rien à envier à celui de sa valise défoncée. Elle peine à croire qu’il va pouvoir rouler avec une telle charge – mais n’est-ce pas la même chose tous les matins?
Le suivant des yeux, elle tourne la tête et restée seule sous l’abribus, découvre l’affiche publicitaire qui en orne le côté et pense que cette fois, ça y est, elle va vomir: un poisson rouge dans son aquarium la fixe de ses yeux globuleux, l’obligeant à s’appuyer contre la cloison et à détourner le regard.

L’aquarium.
 Elle a huit ans et son poisson rouge ne bouge plus. Jusqu’à la semaine dernière, ils étaient deux mais depuis il en manque un; on l’a retrouvé sur la moquette: il a sauté du bocal, aucune autre explication n’est possible. Elle se souvient s’être demandé si un poisson rouge pouvait avoir envie de voir d’autres horizons. Et ce matin-là, elle se demande si son compagnon peut mourir de solitude. Car le laissé-pour-compte flotte à la surface, ventre à l’air – et pour elle, c’est le monde qui est sens dessus dessous. Son grand frère a compris qu’elle a besoin d’explications. Alors il se lance, il lui fait un cours. Il dit que dès leur mort, les poissons commencent à pourrir intérieurement et que leur ventre s’emplit de gaz, à cause de la décomposition de leurs viscères, ce qui les fait remonter à la surface et surnager à l’envers.
Pendant des mois, la vision de ce ventre saillant ne va plus la quitter. Encore à cet instant, sa mâchoire se contracte spasmodiquement, sa gorge se noue et ses yeux piquent comme si elle allait…
Pleurer?
Non.
Elle sait qu’aucune larme ne coulera. D’ailleurs la pluie s’est arrêtée et le bus arrive, plein, à nouveau. Il roule vite et fait une embardée à l’approche du trottoir. Elle n’aurait pas dû se lever. Elle a mis une seconde de trop à reculer et éprouve un haut-le-cœur encore plus violent que les précédents tandis que l’eau du caniveau lui cingle les mollets.

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