– Lila. Une toute petite pousse, si frêle, mais on voit déjà que c’est une fille. On a décidé de l’appeler Lila.
Je sors de l’échographie. Je n’y étais pas seule mais lui devait ensuite filer au bureau. Il m’a embrassée en me disant «de toute manière, c’est aussi bien, je vous laisse entre femmes». Je savais la trouver chez elle, je suis venue directement: je ne lui avais encore rien dit, c’était le moment, à présent. J’ai du mal à contrôler mon excitation: une fille. Lila. Ma fille. J’ai bientôt trente ans et je vais avoir une fille. Lila.
Elle tourne son regard mauve vers moi et – est-ce que j’espère enfin l’émouvoir? – j’ajoute:
– si par chance ta petite-fille a tes yeux, ce prénom lui ira à ravir! Et si elle ne les a pas, elle sentira ton regard sur elle à chaque fois qu’on la nommera…
Mais non. Inutile, une fois de plus.
Les mots claquent, après un bref silence. Pourquoi ai-je pensé que les choses pourraient changer?
– Un lilas, c’est un arbre. Et c’est un mot masculin.
– Lilah, c’est un prénom féminin, un très beau prénom, d’origine biblique. Si on est puriste, on met un h à la fin.
– Un h! Manquait plus que ça. Hache! Une hache – tu le fais exprès! Hache, c’est un mot féminin!
Elle est au bord des larmes et de la crise de nerfs, je ne comprends rien, qu’est-ce que j’ai dit de mal?
Elle est au bord des larmes et de la crise de nerfs, je ne comprends rien, qu’est-ce que j’ai dit de mal?
– Une hache et un lilas. Il n’y a que toi pour avoir des idées pareilles. Que toi pour me faire ça. Toi et ton père. Et lui, en plus, il est parti…
Elle se lève et va s’activer dans la cuisine. Je sais qu’elle ne dira plus rien. Je l’embrasse à la sauvette et la quitte. Pas pour toujours, non, pas comme mon père – même si parfois je me demande ce qui peut encore me ramener à elle et à cette maison où je crois bien n’avoir jamais été heureuse.
Entre l’escalier qui monte à la porte du pavillon et l’endroit où est garée ma voiture, il y a dix pas, vingt tout au plus. Le jardin qui borde la maison est très petit; elle s’en occupe elle-même et il est bien tenu. Mes yeux tombent sur le massif de fleurs qui m’énervait tant quand j’étais enfant: il prend toute la place et justifiait à l’époque l’interdiction de jouer au ballon. Pour ma mère, le jardin servait à «prendre l’air», sans autre précision – en fait un équivalent de «débarrasser le plancher»… peu importait qu’un enfant ne puisse rien y faire.
Son aménagement n’a pas changé depuis les années soixante, il ne varie qu’avec les saisons. Un arbuste en pot trône au milieu du massif, sur la souche. La souche – à sa vue, un vertige me fait saisir la rampe. Doucement, je ploie, me pose sur une marche et m’appuie contre une autre, comme je l’ai fait si souvent, enfant. La souche. La faille.
L’arbre.
C’était un lilas. Un lilas mauve.
– C’est les racines, je vous dis, ça fait pas un pli.
L’homme avait l’air sûr de lui. Et mon père, pourtant si peu intimidable, semblait désarçonné.
– Ce n’est vraiment pas un gros arbre…
– Non, mais il est trop près. Un arbre, faut le mettre à trois mètres des habitations, et les canalisations, je vous dis pas…
– Je sais mais on l’a élagué, il n’a pas poussé haut, alors les racines… et puis, trois mètres, ici, on ne les a pas…
– L’élagage, c’est pas la question, les racines, ça va plus loin que la hauteur et ça va où ça veut. Ça œuvre en souterrain, ça forcit doucement, un jour ça soulève tout et ça fait des ravages, c’est comme ça. Quant aux trois mètres, oui, je vois bien. Mais la petite dame, elle voulait son lilas, c’est ça?
Il a levé la tête et souri à ma mère, qui suivait leur conversation de la fenêtre de la cuisine. Elle a esquissé un sourire de convenance et recommencé à fixer mon père, qui se taisait.
– Je sais bien comment c’est, je vous comprends! Mais si je vous fais le travail, je comble, je consolide le mur, mais sans retirer l’arbre, dans quelques mois vous me rappelez parce que ça aura craqué et que la faille revient… là c’est pas grave, pas grave du tout, mais ça va le devenir si elle s’élargit…
Mes parents continuaient à se taire, les yeux rivés sur l’arbre. L’homme a fait une pause puis, sans se laisser démonter:
– alors, moi, voilà ce que je propose: en même temps qu’on vous arrange le mur, on coupe l’arbre et on arrache la souche. Mes hommes vous feront ça pour pas grand-chose et ce sera réglé. Le massif de fleurs, bien sûr, faudra le refaire, et sans l’arbre au milieu… mais ce sera tout aussi joli.
Toujours souriant, il levait la tête vers ma mère, qui l’ignorait, les yeux dans le vague, en direction du lilas. Mon père contemplait la faille dans le mur. Celle-ci courait de l’angle de la maison vers la fenêtre de la cuisine, d’où ma mère nous surplombait. Je ne sais plus trop quel âge j’avais – six ans, huit ans? Mes yeux à moi allaient de l’un à l’autre, des carreaux de ma jupe vichy aux briques du mur, de ma mère à mon père, de la faille au lilas, du lilas au maçon. Le maçon qui disait qu’il fallait arracher le lilas.
J’étais enfant mais je me donnais le droit de penser. J’avais déjà entendu critiquer le lilas, par ma grand-mère paternelle, entre autres: elle disait qu’il assombrissait la cuisine. Je savais que ma mère supportait mal la critique sur ce sujet, pour l’avoir entendue défendre son arbre, avec une véhémence qui m’aurait presque rendue jalouse. Mais si les racines du lilas venaient à menacer la maison, je voyais mal ce qui pouvait la faire hésiter sur la conduite à tenir.
Quand j’y pense à présent, je me dis qu’elle était bien mince, cette faille, et sans doute pas si menaçante, quoi qu’ait pu en dire l’homme de l’art. Mais j’en ai fait, des cauchemars… je voyais la maison s’effondrer et ne comprenais pas l’obstination de ma mère. Mon père a fini par couper l’arbre, en laissant la souche, ma mère refusant de voir son massif retourné – pour ne pas dire profané. Je crois bien qu’il a passé une journée à tronçonner puis débiter l’arbre, journée lors de laquelle ma mère s’est alitée – je me souviens qu’en fin d’après-midi, il buvait des bières dans le jardin et n’était pas pressé de réintégrer la maison.
À la saison suivante, j’ai rapporté un bouquet de lilas du jardin d’une amie la veille de la fête des mères, toute fière de moi, et n’ai réussi qu’à m’attirer une remarque cinglante, selon laquelle je ne comprenais rien à rien. Ce jour-là, mon père, d’habitude si calme, s’énerva et prit ma défense en disant que je ne pouvais ni savoir ni comprendre ce qui s’était passé avant moi. Après que j’ai quitté la pièce, je l’entendis crier: «Ne me mets pas tout sur le dos! Toi non plus, tu n’étais pas prête!», puis dévaler quelques marches d’escalier pour les remonter. Une phrase à nouveau, dite très fort «Bon sang, ne fais pas comme si tu avais oublié, on n’avait que le terrain! Le pavillon était loin d’être fini, il n’y avait que les fondations, tout juste les quatre murs, on logeait dans une chambre sous les toits chez les parents, je faisais tout ce que je pouvais, c’était aussi ton choix, non?» Une porte a claqué, faisant trembler le sol de l’étage. Quelques minutes plus tard, mon père entrait dans ma chambre et tentait de m’expliquer que ce n’était pas ma faute si ma mère considérait son lilas comme irremplaçable.
Je n’étais pas la seule à subir ses colères: elle ne supportait pas que qui que ce soit fasse une remarque sur la clarté dans une pièce, ni qu’un jour on lui dise que la souche donnait à son massif de fleurs, qui ne faisait que croître et embellir, des allures de monument funéraire. Pire encore, les colères froides que suscitaient les voisins qui, croyant sans doute se rendre utiles, indiquaient des techniques visant à extraire ou faire pourrir la souche – c’est à peine si elle restait polie. Et moi, je ne savais pas qui je détestais le plus, ma mère et sa colère, ou ces gens qui réveillaient sa fureur… cette souche qu’elle protégeait jalousement ou tous ces étrangers qui se mêlaient de ce qui ne regardait que nous…
Aujourd’hui encore, je ne sais pas de quel côté j’étais ni ne suis certaine de ce que peut-être, je commence à entrevoir. La souche, il m’arrivait de m’y asseoir, recroquevillée, comme pour partager son secret – en cachette, quand aucun pot n’occupait l’espace et que ma mère était absente.
Quant au lilas d’avant la souche, je l’aimais en cachette, lui aussi. Je l’entourais de mes bras, le vent le faisait bruire et bouger contre moi, je me régalais de son odeur, sa texture, sa couleur. J’ai pleuré mes larmes à moi et les larmes de ma mère quand j’ai vu mon père le tronçonner. Chagrin et peur mêlés, jamais plus je n’ai pu regarder un arbre sans penser aux racines qui, sous nos pieds, creusent leur chemin.
C’était un lilas. Un lilas mauve.
Un tout petit arbre.
Geneviève Alméras